Madame la Première ministre, la dernière visite de votre ministre délégué chargé des Outre-mer a coïncidé avec une vague de violence sans précédent à Mayotte. Les routes sont désertes le soir, les habitants sont murés chez eux. Sur ce territoire peuplé à 50% de mineurs, nous êtes attendue sur un renfort de forces de l’ordre et sur l’accompagnement des familles nombreuses monoparentales dépassées dans l’éducation de leur progéniture. De la même manière qu’ont été gérés le covid ou la crise de l’eau, allez-vous placer Mayotte en état d’urgence sécuritaire ?
Elisabeth Borne : Si j’ai voulu me rendre à Mayotte, en compagnie du ministre de la santé et de la prévention et du ministre délégué chargé des outre-mer, c’est pour envoyer un signal fort aux Mahoraises et aux Mahorais et leur dire que face à leurs difficultés, mon Gouvernement est mobilisé. Nous sommes résolus à garantir leur sécurité et celle de leurs enfants. Mayotte n’est pas un territoire à part de la République : les Mahorais doivent être protégés comme les habitants de l’Hexagone. Ils ont aussi le droit à une vie paisible.
Je condamne ces violences insupportables, qui sont principalement l’œuvre de bandes. Ces violences gâchent la vie des Mahorais et abîment l’image de l’île. Pour protéger les Mahorais, j’ai annoncé le lancement à partir de 2024 de deux nouvelles brigades fixes de gendarmerie sur l’île, dans les communes de Tsingoni et Bandraboua.
Concernant les délinquants, nous serons intraitables. Les délinquants de nationalité française doivent être condamnés systématiquement et fermement. Les personnes étrangères ayant commis des infractions et sous le coup de mesures d’éloignement judiciaires doivent être expulsées. Pour renforcer la réponse pénale, je vous confirme la construction d’une seconde prison de 400 places, dont le site d’implantation sera connu dans les prochains mois.
En matière de protection des enfants à Mayotte, en particulier à la sortie des classes, je vous annonce la mise en place d’un dispositif de sécurité renforcé des bus scolaires, contre le caillassage. Ensuite, pour aider les familles sur le long terme, il nous faut renforcer l’école. Pour cela, nous avons porté le budget à 130 millions d’euros par an entre 2024 et 2027 : 4 lycées et 7 collèges sont en cours de programmation ou de réalisation. Nous avons également lancé un chantier emblématique : le lycée des métiers du Bâtiment, qui représente un investissement de 100 millions d’euros, est actuellement en construction. Afin de renforcer l’encadrement éducatif dans les collèges et les lycées, l’académie vient d’être dotée de 50 postes d’assistants d’éducation.
Enfin, nous menons de nombreuses actions pour les enfants à l’école, notamment avec le programme « petits déjeuners à l’école » que nous allons développer dès début janvier : outre les 26 000 élèves qui en bénéficiaient, 4 000 élèves supplémentaires y seront éligibles. De plus, avec dix cuisines satellites pour les établissements scolaires et une cuisine centrale, 10 000 repas par jour seront livrés en 2025 dans la zone de Kaweni.
Un projet de loi pour renforcer les sanctions des mineurs
Aucun territoire français n’est touché comme Mayotte par la délinquance juvénile. Illustrant le décalage entre ce que peut proposer la justice des mineurs et leur sentiment d’être intouchables. Avez-vous échangé avec le Garde des Sceaux à ce sujet ?
Elisabeth Borne : Sur la justice des mineurs et les réponses à apporter, nous présenterons en conseil des ministres en janvier un projet de loi pour renforcer les sanctions des mineurs et responsabiliser les parents. Le texte devrait être discuté au Parlement en février.
J’ai également réuni avant mon départ à Mayotte le ministre de l’Intérieur et des Outre-mer et le Garde des Sceaux pour travailler sur la question essentielle du parcours de ces jeunes, sur la prévention de la délinquance et la répression, afin de s’assurer qu’il n’y ait pas de lacunes. Nous devons agir à chaque étape du parcours du jeune : cela est indispensable pour endiguer les phénomènes de violence.
Madame la Première ministre, la juste compensation de l’Etat sur l’action sociale du conseil départemental n’est pas à la hauteur des défis. Avec l’arrivée de femmes enceintes et de mineurs qui ne peuvent pas être scolarisés aux Comores, Mayotte prend en charge les services publics comoriens. Des actions diplomatiques sont-elles engagées ? Des drones longue portée seront-ils déployés ? Pouvez-vous préciser les annonces sur les compensations de 100 millions d’euros annuels au conseil départemental ?
Elisabeth Borne : Je vous confirme que l’Etat s’engage à accompagner le Conseil départemental à hauteur de 100 millions d’euros pour 2024. Cette enveloppe servira à financer trois missions : la protection maternelle et infantile, le transport scolaire et l’aide sociale à l’enfance. Ce budget résulte des travaux approfondis d’une mission inter inspections, qui est venue à Mayotte et dont le Gouvernement suit strictement les recommandations.
Ensuite, je veux rappeler que la relation entre la France et les Comores est solide, basée sur le voisinage, l’amitié et la coopération. Nous connaissons nos désaccords mais nous avons un objectif commun : la prospérité et la stabilité de la région. Nous coopérons dans un grand nombre de domaines, y compris bien sûr sur les enjeux migratoires. En la matière, nous ne pouvons avancer qu’ensemble, dans le cadre d’un partenariat équilibré. Le Gouvernement veille à cet équilibre en conservant comme priorité le respect des intérêts de Mayotte.
Tout cela contraint l’action publique qui vient répondre uniquement au contexte migratoire. La population mahoraise demande que soient délivrés des titres de séjour non territorialisés, que s’applique la circulaire Taubira d’un partage des mineurs isolés entre départements, et la non-régularisation des personnes entrées en situation irrégulière. Comprenez-vous ce décalage et comment y remédier ?
Elisabeth Borne : Ces investissements ont avant tout pour but d’améliorer le quotidien des Mahorais. Le Gouvernement lutte résolument contre l’immigration irrégulière en provenance des Comores et d’autres pays d’origine. Les moyens engagés sont considérables et produisent des résultats. En 2024, ces moyens seront encore accrus grâce au plan Shikandra 2. Je vous annonce que nous allons renforcer ce plan, qui mobilise tous les ministères et services de l’Etat dans la lutte contre l’immigration irrégulière à Mayotte. Cela permettra une amélioration des moyens engagés pour surveiller les zones maritimes, et notamment de moderniser, d’ici 2027, les radars de surveillance en mer. L’Etat agit avec fermeté et sans relâche pour que les étrangers en situation irrégulière vivant dans les bidonvilles détruits à Mayotte soient éloignés du territoire.
Mise en place de la complémentaire santé solidaire
La convergence sociale est particulièrement attendue, notamment le relèvement du plafond de la Sécurité sociale pour des retraites décentes, alors que la fiscalité est à 100% égale au taux national. Qu’en est-il du calendrier ?
Elisabeth Borne : La question de la convergence sociale est effectivement centrale pour les habitants de Mayotte. Même s’il reste des avancées à réaliser, la convergence est déjà une réalité. Depuis que je suis Première ministre, des mesures importantes ont été actées. Je pense notamment à la hausse de 100 euros pour ceux qui ont une retraite à taux plein à laquelle s’est ajoutée une augmentation forfaitaire de 50 euros, ou encore à l’augmentation du minimum vieillesse de 150 euros. Je veux aussi rappeler que nous avons transposé depuis octobre 2023 la déconjugalisation de l’allocation adulte handicapé suivant les mêmes modalités et les mêmes conditions d’éligibilité que dans l’Hexagone.
Pour répondre à cette attente des Mahorais, nous porterons de nouvelles avancées avec mon Gouvernement dès le début 2024. Tout d’abord, la mise en place au 1er janvier 2024 de la complémentaire santé solidaire qui permettra à 30 000 Mahoraises et Mahorais supplémentaires d’en bénéficier. Cela permettra par exemple d’assurer la prise en charge intégrale des lunettes, des aides auditives et des prothèses dentaires grâce à l’offre 100% santé mise en place par le Président de la République. Dès le 1er janvier 2024 le complément de libre choix du mode de garde « emploi direct » et de Pajemploi pour aider les parents à financer le recours à un assistant maternel ou une garde d’enfant à domicile sera mis en place. Concernant les personnes en situation de handicap à Mayotte, nous débloquons 22 millions d’euros de crédits pour financer des structures d’accueil dans le département. C’est inédit.
Enfin, sur l’horizon d’une convergence sociale totale, je sais que c’est une attente forte. Pour y arriver, je souhaite que nous avancions avec pragmatisme et que nous définissions ensemble une méthode transparente. Il nous faut associer les services de l’État et leur expertise nationale ainsi que les partenaires sociaux et les élus au plan local. C’est pour cela que je souhaite la création d’un groupe de travail interministériel pour instruire les impacts de la convergence sociale : il faut articuler la convergence du SMIC, des cotisations et des prestations sociales car tout cela est complémentaire. Je souhaite que ce groupe de travail étudie de plus près les effets sur les salaires, sur le coût du travail, ainsi que les impacts sur l’économie de Mayotte. Toutefois, l’Etat ne pourra pas y parvenir seul : au plan local, nous comptons sur les partenaires sociaux pour concerter sur les modalités et le rythme de la convergence. C’est ensemble que nous avancerons efficacement, dans l’intérêt des Mahoraises et des Mahorais.
Est fortement attendue la construction d’infrastructures permettant un levier de développement du territoire, comme les routes nationales, la production d’eau potable, la piste longue aéroportuaire, le port de Longoni, une cité judiciaire, le second hôpital, la seconde prison, etc. Plusieurs avaient été annoncés par Emmanuel Macron en 2019, à quelle échéance peut-on compter sur leur réalisation ?
Elisabeth Borne : Avec mon Gouvernement, nous mettons tout en œuvre pour assurer le développement économique et social de Mayotte. Cela passe par la construction ou la modernisation d’infrastructures. Des projets sont portés par les élus et sont attendus par les habitants. L’Etat soutient ces initiatives.
Je visiterai aujourd’hui le Centre hospitalier de Mayotte, dont l’un des enjeux importants est de pouvoir se moderniser et s’agrandir pour répondre aux besoins des Mahoraises et des Mahorais. J’annoncerai un investissement exceptionnel de 242 millions d’euros pour financer ces travaux. L’extension du Centre hospitalier de Mayotte permettra notamment de réaménager les Urgences et la maternité, de construire un bâtiment de consultations ou encore de réaménager le service de psychiatrie. Cet investissement permettra également d’améliorer durablement la qualité des soins comme les conditions de travail des soignants. Mon objectif est d’agir concrètement pour améliorer la santé des habitants de Mayotte, faciliter l’accès aux soins et réduire les inégalités de santé pour tous les Mahorais. Cela passe aussi par le développement de nouvelles filières de prises en charge comme la cardiologie ou la neurologie et par la poursuite des démarches devant permettre la construction d’un second hôpital pour Mayotte, situé à Combani. C’est un projet de santé global qui a été pensé et qui sera mis en œuvre pour le territoire et ses habitants.
J’ai évidemment conscience des difficultés auxquelles font face les Mahoraises et les Mahorais concernant l’accès à l’eau. Cette crise inédite est la conséquence de la faiblesse de la dernière saison des pluies et des infrastructures parfois inadaptées à la croissance de la population. Le Gouvernement travaille sur plusieurs mesures qui doivent permettre d’augmenter la production d’eau. L’extension de l’usine de dessalement, que je visiterai aujourd’hui à Pamandzi, va permettre de porter sa capacité de production à 4 700 m3 par jour, soit 1 500 m3 de plus qu’aujourd’hui. Ces travaux ont été menés dans les délais prévus. Ils sont intégralement financés par l’Etat. Une deuxième usine de dessalement sera construite à Ironi Bé et produira 10 000 m3 par jour à compter de début 2025. D’autres investissements sont à l’étude et seront aussi soutenus par l’Etat. Nous prévoyons avec le concours de l’Union européenne, de consacrer au moins 200 millions d’euros à l’eau potable à Mayotte d’ici 2026.
Par ailleurs, s’agissant de l’allongement de la piste aéroportuaire. Le projet de piste longue a pour objectif de rapprocher Mayotte de l’Hexagone en permettant plus de liaisons directes. De nombreuses études ont eu lieu sur l’allongement de la piste. Elles mettent en évidence des alertes que nous devons regarder avec attention : un impact environnemental sur le lagon, une difficulté technique liée aux matériaux pour surélever la piste et une difficulté naturelle due au volcan sous-marin et au risque d’un tsunami. L’exposition à ces risques naturels met en cause la pérennité de l’aéroport actuel et compromettrait de fait la continuité territoriale de Mayotte, essentielle au développement de l’île. Un site alternatif, à Bouyouni, fait l’objet d’études approfondies pour la construction d’un aéroport entièrement nouveau sur Grande Terre. Ce qui compte, c’est la capacité pour Mayotte à accueillir davantage de vols. C’est cet objectif que nous ne devons pas perdre de vue !
Quelle est votre vision de l’avenir de Mayotte ?
Elisabeth Borne : J’ai souhaité consacrer mon déplacement à des sujets qui touchent directement la vie quotidienne des habitants de l’île. Ce sont des sujets graves, plusieurs crises traversent l’île : la sécurité des Mahorais dans leur vie de tous les jours, la crise de l’eau ou encore les difficultés liées au développement des bidonvilles. On ne peut envisager un avenir meilleur pour l’île et ses habitants qu’en répondant concrètement à ces difficultés. Je me réjouis de les rencontrer aujourd’hui et d’échanger avec eux sur toutes ces problématiques.
Mais permettez-moi aussi d’être optimiste. L’île regorge d’atouts, de potentiels, qu’il convient de valoriser, d’accompagner, et c’est aussi le sens de mon déplacement.
Mayotte est le deuxième territoire le plus dynamique de France en termes de création d’entreprises ! Nous avons besoin de cette énergie, de ces talents.
C’est la raison pour laquelle je suis heureuse aussi de confirmer aujourd’hui la transformation du centre universitaire de formation et de recherche (CUFR) de Mayotte en une université de plein exercice dès le 1er janvier 2024. Cette décision est historique car elle permet de conforter et de légitimer l’offre de formation et de recherche de l’île, et donc d’attirer de jeunes talents qui contribuent au développement du département.
Propos recueillis par Anne Perzo-Lafond
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